Armand Fallières,
un Président abolitionniste
Au début du XXe siècle, cela fait plus de cent cinquante ans que philosophes et humanistes prennent position sur la question du châtiment suprême. Paradoxalement, en France, la législation ne progresse pas. L’une des causes de cette distorsion est l’accumulation des désordres et instabilités politiques. L’abolition de la peine de mort ne peut être juridiquement votée en temps de guerre, de troubles, de régimes politiques fragiles ou reposants sur une force non démocratique. C’est un schéma un peu simpliste mais réel, du XIXe siècle français.
C’est sous la Troisième République, et dans un contexte politique – s’il n’est serein, du moins semble-t-il apaisé – qu’a lieu le grand débat d’ensemble sur la question de l’abrogation de la peine capitale. Contrairement à 1791, où le programme abolitionniste est lié à une réforme pénale (celle qui donne lieu à la création du Code pénal révolutionnaire), et à 1848 où il est raccordé à une réforme constitutionnelle (qui consacre l’abrogation de la peine capitale en matière politique et prévoit son remplacement par la détention en enceinte fortifiée), la question est étudiée comme une question à part entière et fait l’objet d’un traitement spécifique en 1906.
Régulièrement des parlementaires réclament un débat sur l’abolition de la peine de mort. Ces demandes sont sans suite jusqu’aux élections présidentielle et législatives de 1906 qui marquent l’arrivée au pouvoir des radicaux. Armand Fallières (1841-1931), abolitionniste convaincu, est élu à la Présidence de la République contre Paul Doumer. Ancien président du Sénat, sénateur radical du Lot-et-Garonne, le nouveau chef de l’État nomme Georges Clemenceau à la présidence du Conseil le 25 octobre 1906. Fallières, Clemenceau et les ministres de la Justice successifs, Guyot-Dessaigne et Briand, sont à une période-clé de leurs carrières politiques respectives et ils souhaitent marquer leur époque.
Armand Fallières met immédiatement à l’ordre du jour le débat sur l’abolition de la peine capitale. C’est à Guyot-Dessaigne qu’incombe la responsabilité de mettre en œuvre ce programme. Son décès prématuré en décembre 1907 à un moment stratégique du débat sur la peine de mort entraîne la nomination de Briand qui poursuit son combat. Le projet de loi soumis à la Chambre est sans ambiguïté : « La peine de mort est abolie, excepté dans les cas où elle est édictée par les codes de justice militaire pour les crimes commis en temps de guerre. » Le texte déposé en 1906 n’arrive en discussion devant l’Assemblée que le 8 décembre 1908. Il est soutenu par des hommes politiques tels que Jean Jaurès ou Paul Deschanel, et combattu par Maurice Barrès : « Je suis partisan du maintien de la peine de mort. Du maintien et de l’application. » Chacun des deux camps – abolitionniste et rétentionniste – fait appel et rend hommage à ses illustres prédécesseurs : Beccaria, Carnot, Hugo, Michelet, Schœlcher pour les uns, Verlaine et Marat pour les autres.
Quant au débat, il laisse transparaître trois types de considérations : la légitimité de la peine de mort, l’évolution de la criminalité, le pouvoir d’intimidation de la peine capitale. Le point de vue original de Jules Lemire s’y adjoint. Prêtre catholique et député, il se dit sceptique et perplexe. Son choix (pour ou contre la peine capitale), devient celui « du moindre mal », au nom de la vie et du risque d’erreur judiciaire. Il se range de fait – et il est le seul parmi ses pairs les députés catholiques – du côté des abolitionnistes : « Je vous le déclare, messieurs, sincèrement, loyalement, je n’ai été convaincu, ni par les raisonnements des philosophes, et des moralistes […] ni par l’étude des législations voisines […] après tout ce débat je reste indécis […] L’argument qui me détermine, c’est que la mort, pour l’individu qu’elle frappe, crée pour lui l’irréparable […] Nous devons arriver à ce que l’homme puisse aussi donner son consentement à la peine qu’il subit ! […] Quand j’entendais mon collègue M. Barrès dire, l’autre jour, que le scélérat n’est plus une personne, qu’il est une chose, un rouage qui fait grincer la machine, un membre gangrené, une branche pourrie, et qu’on peut le supprimer avec tranquillité dans l’intérêt du tout, de la collectivité et de l’arbre social, je comprenais tout le danger d’une pareille doctrine. »
Malheureusement, avant le vote un crime épouvantable se produit. Ce terrible fait divers est exploité au maximum par la presse. À Paris, le 31 janvier 1907 une enfant de 11 ans, Marthe Erbelding, est violée et tuée par un ami de ses parents. Comme le rappelle Jean-Marc Berlière : « Ce crime aura pour conséquence de repousser de trois quarts de siècle l’abolition de la peine de mort. » Le procès de l’accusé, un ébéniste du nom d’Albert Soleilland, a lieu le 23 juillet 1907. Avant même le verdict, le quotidien Le Petit Parisien prononce la sanction de l’inculpé ; puis la Cour d’Assises de la Seine condamne Soleilland à la peine capitale, sous les applaudissements de la foule. Toutefois, avant le vote de l’Assemblée, et ce malgré la presse et une large partie de l’opinion publique, Armand Fallières gracie le condamné le 13 septembre, suivant en cela ses principes abolitionnistes. Il commue la peine de mort en travaux forcés à perpétuité à Cayenne. Hauts cris des journalistes qui se déchaînent et désavouent la décision présidentielle.
Une campagne en faveur de la peine de mort débute alors véritablement. Tandis qu’à l’Assemblée les partisans de l’abolition sont en passe de faire valoir leurs intérêts, l’intervention du Petit Parisien inverse la tendance. Le quotidien s’empare du fait divers Soleilland qu’il construit comme un événement sensationnel en le centrant sur le préconçu du « sadique-assassin-tueur d’enfant » récidiviste, immoral et asocial. Mais le périodique ne s’arrête pas là, et les crimes les plus sordides sont dépeints par le menu. Les histoires et les descriptions les plus inquiétantes persuadent bon nombre de lecteurs que la délinquance atteint une importance sans précédent et que les pouvoirs publics sont inefficaces. Surtout, cette hausse de la criminalité est associée à l’usage systématique du droit de grâce par le Président Fallières depuis 1906. Les rétentionnistes (favorables à la peine de mort) trouvent là le prétexte pour déclencher un mouvement suivi par une fraction des magistrats. C’est ainsi qu’alliés à d’autres groupes, des jurys – qui proviennent le plus souvent de la petite et moyenne bourgeoisie – orchestrent une véritable campagne morticole. L’hostilité se traduit principalement par l’envoi de pétitions au ministère de la Justice, et par une augmentation des condamnations à mort lors des procès d’Assises. C’est l’usage considéré comme abusif du droit de grâce par le Président Fallières qui est mis en cause. Le jury de la Seine fait ainsi publier une pétition le 16 mai 1907 dans Le Matin, selon laquelle :
« Les soussignés, membres du jury, convaincus que l’intérêt de la société exige la répression énergique et sans défaillance des grands crimes ; convaincus, d’autre part, que la peine de mort est, de tous les châtiments prévus au code pénal, le seul dont la menace exerce sur l’esprit des grands criminels une intimidation suffisante, et le seul qui, par son caractère exemplaire, soit de nature à combattre efficacement la tendance à l’augmentation progressive des assassinats,expriment le vœu : 1- Que la peine de mort reste inscrite au code pénal ; 2- Que cette peine continue à recevoir son exécution. »
Le Matin toujours, lance une consultation le 22 septembre 1907. Il y conteste l’utilisation systématique du droit de grâce par le Président Fallières et dénonce le laxisme de l’État. Parallèlement, Le Petit Parisien propose ce qu’il appelle un « référendum » à ses lecteurs : « Notre référendum – est-il besoin de le dire ? – n’a aucun caractère politique, mais nous serions néanmoins très heureux que nos législateurs, dont beaucoup se sont également émus de la recrudescence des crimes dans notre beau pays de France, en fissent leur profit quand les résultats seront connus, et que le gouvernement tint compte des indications précises qu’il fournira. » Cette mise en scène de l’opinion publique est orchestrée en deux temps. En premier lieu en agissant avec circonspection, par l’organisation d’une consultation réduite auprès de quelques personnalités du 28 mars au 29 avril 1907. Dans un second temps, au vu des résultats positifs, par la coordination d’une consultation élargie, qualifiée de « référendum ». Elle se déroule du 29 septembre au 5 novembre 1907. Ce plébiscite est dirigé de façon à couvrir l’ensemble du territoire national et étendu à des pays étrangers : l’Angleterre, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Hollande, l’Italie, le Luxembourg et Monaco. Le succès rencontré par cette consultation est exceptionnel. Les résultats sont publiés le 5 novembre. À la question « Êtes-vous partisan de la peine de mort ? », sur un total de 1 412 347 réponses, 1 083 655 personnes répondent par l’affirmative, tandis que 328 692 lecteurs répondent non : presque 77 % des personnes qui participent à ce sondage sont pour l’application de la sanction suprême.
La manœuvre journalistique fonctionne. Elle est l’une des causes du renversement du positionnement des parlementaires. C’est ainsi que 1908 voit la victoire des rétentionnistes : à l’Assemblée, les députés décident de suivre la voix de leur électorat et la sanction capitale est maintenue. La Chambre repousse le projet de loi sur l’abolition le 8 décembre 1908, par 330 voix contre 201. La victoire est donc bien celle des partisans de la sanction capitale, dans un contexte d’agitation politique et sociale et de mobilisation pro-peine de mort. C’est sous la pression que le projet du gouvernement avorte. Au final, se mobilisent pour la peine de mort, l’ensemble de la droite catholique et conservatrice et de nombreux membres du centre modéré, laïc et républicain (Berry, Castillard, Dansette, Failliot, Folleville, Gioux, Labori, Puech… Mais aussi Cochery, Delcassé, Doumer, Péret, Ribot, Roche). Les votes abolitionnistes sont ceux des socialistes (Allemane, Bedouce, Constans, Dejeante, Jaurès, Meunier, Millerand, Sembat, Vaillant, Viollette), des radicaux et des membres du gouvernement (Barthou, Buisson, Caillaux, Doumergue, Pelletan, Reinach, Viviani), ainsi que de certaines personnalités du centre, comme Deschanel. Paradoxalement, des députés pourtant actifs lors des débats, ne prennent pas part au scrutin (Barrès, Reinach).
Après trois ans d’interruption, les exécutions reprennent et 223 personnes sont exécutées entre janvier 1909 et 1929. La punitivité semble même s’être accrue. Alors que 29 condamnés à mort attendent l’issue des discussions en 1906, les jurys condamnent une quarantaine d’inculpés en 1907-1908. Sur les 49 condamnations capitales prononcées par les cours d’assises en 1908, 6 sont exécutées. En 1909, 7 condamnés sur 19 sont guillotinés. Alors qu’il est nul depuis 3 ans en raison de la politique de grâces systématiques du Président Fallières, le nombre des exécutions capitales atteint une moyenne annuelle de neuf pendant la fin du septennat, soit de 1910 à 1913.
Ce retour des supplices commence par « La Bande à Pollet ». Menée par les frères Abel et Auguste Pollet, cette clique terrorise la région d’Hazebrouck de 1895 à 1905. Volant et assassinant, ils chauffent les pieds de leurs victimes pour leur faire avouer les cachettes de leurs économies. Emprisonnés au début 1908, ils sont accusés de sept assassinats et dix-huit tentatives d’assassinats suivis de vols. Le vendredi 26 juin, les frères Pollet ainsi que Canut-Vromant et Théophile Deroo sont condamnés à mort pour leurs crimes. Le recours en cassation est refusé ainsi que la grâce du président Armand Fallières.
C’est la première fois depuis le début de son mandat que le Président – qui a jusqu’à présent gracié systématiquement tous les condamnés à mort – n’accorde pas ce sursis. Le rejet est inédit et surprenant, mais il est le dommage collatéral de l’affaire Soleilland. La popularité présidentielle est fortement entachée. Nous pouvons présumer, au vu des convictions d’Armand Fallières, que ce revirement n’est dicté que par le désir de redorer son blason terni de Président de la République. Le peuple apprécie, d’autant plus que la France n’a pas connu d’exécution capitale depuis trois ans et qu’une quadruple exécution ne s’est pas vue depuis 1871.
Du point de vue judiciaire et pénal, la guerre entre partisans et adversaires de la peine de mort ne fait que commencer. En tout premier lieu les abolitionnistes réagissent en lançant un tollé de protestations et vont jusqu’à traiter Briand, Clemenceau et Fallières d’assassins. Toutefois, de nombreuses autres grâces suivent, exhumant à chaque fois la controverse. La Croix du 17 janvier 1909 révèle, sous le titre « M. Fallières gracie six condamnés », que six inculpés bénéficient de la clémence présidentielle. Il s’agit de Cherqui, Van Houtte, Ponchet, Philippart, Sanchez et Vinglin. « Parmi ces six bénéficiaires de l’indulgence de M. Fallières, deux sont originaires du Lot-et-Garonne. Il fait bon être compatriote du président de la République ». Grâces et peines de morts se succèdent ainsi dans l’année, sous la houlette d’un Président abolitionniste qui se range parfois du côté de son opinion publique. La raison d’État l’emporte et repousse l’abolition aux calendes grecques…
Pour Robert Badinter : « L’abolition aurait dû avoir lieu en 1908, après il était trop tard. » Le couperet de la guillotine ne s’arrête définitivement que le 10 octobre 1981.
Marie Gloris BARDIAUX-VAÏENTE source Criminocorpus 2012