Ce n'est que le 15 juin 1918 que la Cour de Cassation (Chambre criminelle) innocentera définitivement Jules Durand, lors d'une audience publique à laquelle Jules Durand ne pourra assisté du fait de son état de démence.
Pour bien comprendre le long périple judiciaire de cette affaire, vous trouverez ci-après
- les arrêts de la Cour de Cassation de 1912 et de 1918
- la loi du 19 juillet 1917 votée spécialement pour permettre de rejuger Jules Durand, ayant sombré dans la folie
- les débats animés à la Chambre des Députés sur la procédure de révision de la condamnation de Jules Durand.
Débats parlementaires
28 mars 1913
La Chambre des Députés examine une demande de résolution déposée en urgence par le député Paul Meunier.
Le garde des Sceaux s'engage devant les députés à agir pour accélérer la procédure de révision de Durand. Paul Meunier en prends acte et accepte de retirer sa proposition de résolution.
Débats parlementaires
11 juillet 1913
La Chambre des Députés examine une demande de résolution déposée par le député Paul Meunier. Cette résolution invite le Gouvernement à prendre ou à proposer les mesures nécessaires pour faire régler par une décision définitive de justice l’instance en révision Durand, présentement suspendue devant la Chambre criminelle de la Cour de Cassation.
Au terme des débats, la résolution est adoptée.
Débats parlementaires
4 mars 1914
Infatigable, le député Paul Meunier évoque à nouveau l'affaire Durand à l'occasion des débats sur l'adoption du budget de la Cour de Cassation. Il demande à nouveau au Gouvernement d'intervenir afin que la Cour de Cassation désigne une nouvelle Cour d'Assises. Selon lui, ce n'est qu'à ce prix qu'il sera possible de sortir de l'impasse judiciaire qui dure depuis deux ans.
Débats parlementaires
12 juillet 1917
Pour sortir de l'imbroglio judiciaire, les députés adoptent une proposition de loi, tendant à compléter l’article 445 du Code d’instruction criminelle.
Il s'agit d'une proposition de Jules Siegfried, député du Havre, qui vise à permettre à la Cour de Cassation de juger au fond un condamné devenu dément au cours de la procédure de
révision.
sources : Annales de la Chambre des députés / Mémoire de Chantal Ollivier (bibliographie)
Arrêt de la Cour de Cassation
15 juin 1918
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Le 15 juin 1918
La Cour de Cassation a rendu l'arrêt suivant :
Sur le réquisitoire du Procureur Général prés la Cour de Cassation, l’ordre du Garde des Sceaux, tendant à la révision d’un arrêt rendu le 25 novembre 1910 par la Cour d’Assises de Seine-Inférieure, qui a condamné le Sieur DURAND Jules à la peine de mort.
La Cour,
Ouï en l’audience publique du 16 juin 1918 Monsieur le Conseiller Petitier, en son rapport, Monsieur l’avocat général Delrieu, en ses conclusions, et Maître Mornard, avocat à la Cour, en ses observations ;
Vu l’arrêt du 9 août 1912 par lequel la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation, saisie d’une demande en révision de la condamnation à la peine de mort, prononcée contre Durand Jules le 25 novembre 1910, pour complicité d’assassinat, par la Cour d’Assises de la Seine-Inférieure, a, au vu des résultats d’une première instruction supplémentaire, cassé et annulé la dite condamnation, les débats l’ayant précédée, ensemble la déclaration du jury, ordonné qu’il serait procédé à de nouveaux débats oraux sur les faits retenus par cette déclaration à la charge de Durand, mais a dit qu’il serait sursis à la désignation de la juridiction de renvoi, l’action publique ne pouvant être exercée à cette époque contre Durand qui avait été interné, postérieurement à sa condamnation dans un établissement d’aliénés.
Vu l’arrêt de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation en date du 8 février 1914 ;
Vu la loi du 19 juillet 1917, complétant l’article 445 du Code d’instruction criminelle ;
Vu le certificat délivré le 25 janvier 1918 par le directeur médecin en chef de l’asile public d’aliénés des Quatre-Mares duquel il appert que Durand est dans un état de stupeur chronique avec crises d’impulsivité violentes par intervalles, qu’aucune amélioration ne s’est manifestée dans son état et que l’affection dont il est atteint doit être considérée comme n’étant pas susceptible de guérison ;
Vu l’arrêt du 28 février 1918 par lequel la Chambre Criminelle a rapporté la disposition de l’arrêt du 9 août 1912 ordonnant l’ouverture de nouveaux débats oraux devant une juridiction de renvoi devant être désignée plus tard et a ordonné qu’il serait procédé à une nouvelle instruction supplémentaire ;
Vu les pièces de la dite instruction ;
Vu les réquisitions de Monsieur le Procureur Général en date du 23 novembre 1917 ;
Vu les conclusions écrites déposées le 8 juin 1918 par Maître Mornard pour Durand, interné à l’Asile des Quatre-Mares, aliéné non interdit, représenté par Maître Gaston Saas, avoué près le tribunal civil de Rouen, désigné comme mandataire ad litem par jugement du tribunal civil de Rouen en date du 4 mars 1918 ;
Après en avoir délibéré en la Chambre du Conseil ;
En ce qui touche en l’état de la procédure ; Attendu que les résultats des instructions supplémentaires ordonnées par la Cour suffisent pour lui permettre de statuer au fond conformément aux prescriptions de la loi du 19 juillet 1917.
AU FOND.
Attendu que Durand, ouvrier charbonnier au Havre a été condamné à la peine de mort pour s’être rendu complice de provocation de l’homicide volontairement commis le 9 septembre 1910, au Havre, sur la personne de Dongé Pierre Louis, ouvrier charbonnier, par Mathieu, Lefrançois et Couillandre, également ouvriers charbonniers, condamnés par le même arrêt, le premier à quinze ans de travaux forcés pour assassinat, les deux autres à la même peine pour meurtre ;
Attendu qu’il résulte de l’arrêt de renvoi et de l’acte d’accusation que Dongé qui travaillait au service du charbonnage de la Compagnie Transatlantique a été tué au cours d’une grève des ouvriers charbonniers du Havre ; qu’il s’était attiré des animosités en reprenant le travail dés le lendemain du jour où il avait paru adhérer à la grève ; que les meurtriers auraient agi à l’instigation de Durand, secrétaire du syndicat des charbonniers, lequel aurait provoqué au crime en déclarant dans plusieurs réunions de grévistes qu’il fallait se séparer de Dongé, le supprimer, le faire disparaître, en proposant aux assemblées et en faisant voter la mort de cet ouvrier, enfin en désignant une vingtaine de grévistes chargés de rechercher et de châtier les renégats et particulièrement Dongé ;
Attendu que les charges relevées contre Durand résultaient des déclarations de douze ouvriers de la Compagnie Transatlantique qui après avoir, pendant quelques jours, abandonné le travail et fréquenté les réunions, sont rentrés au chantier avant la fin de la grève et le meurtre de Dongé, et ont rapporté dans l’instruction les propos que Durand aurait tenu dans ces réunions ; qu’il importe toutefois de remarquer que cinq de ces témoins , Morin, Deseindre, Nedelec, Hervé et Dumont n’ont déposé dans l’instruction supplémentaire que Durand avait proféré des paroles de mort, qu’ils ont déclaré seulement qu’il avait conseillé de donner à Dongé une bonne correction, qu’ Hervé, qui a déposé dans l’instruction que Durand avait dit, non de tuer Dongé mais de le laisser sur place, s’est rétracté complètement dans l’instruction supplémentaire, et a affirmé que Durand n’avait, à sa connaissance, conseillé aucun acte de violence, que X, Leprêtre, Paquentin, Morisse, Clidière et Argentin ont déposé au contraire que Durand avait proposé et fait voter la mort de Dongé, mais que Upffler s’est rétracté et affirme maintenant que le mot mort n’a pas été prononcé, que Durand s’est borné à dire qu’il fallait supprimer les renégats et leur donner une bonne correction, à ce qu’ils s’en souvinssent ; qu’on ne saurait faire état des témoignages de Leprêtre et Paquentin dont l’autorité a été gravement atteinte par la révélation des circonstances énoncées dans l’arrêt précité du 9 août 1912, que Sorieul, Clivière et Argentin persistent, il est vrai, à accuser Durand, mais que tous les trois ont varié dans leurs dépositions successives et lui prêtent des propos différents, qu’il est constant que les mots que relate Upffler : « Il faut supprimer les renégats » ou la variante « il faut s’en séparer, les faire disparaitre » rapportés par d’autres auditeurs ont été prononcée par Durand , mais que les interprétations différentes données par les témoins à ces paroles ne permettent pas d’affirmer que Durand ait entendu proposer sous des termes voilés le meurtre de Dongé ;
Attendu, d’autre part, que s’il est certain que Durand a chargé une vingtaine de grévistes de parcourir les quais, de surveiller les chantiers et de quêter au profit du syndicat, que si Sorieul, Dumont, Nédelec et Argentin persistent à soutenir qu’il a enjoint à ces hommes de frapper ceux qui refuseraient de se mettre en grève, Clidière, Deseindre et Hervé qui avaient fait la même déclaration, devant le juge d’instruction, se sont rétractés dans l’instruction supplémentaire, et que plus de 30 témoins ayant assisté à toutes ou à presque toutes les réunions, ont affirmé que Durand n’avait jamais conseillé d’actes de violences ;
Attendu qu’il s’en suit que la preuve de la culpabilité de Durand n’est pas rapportée ;
PAR CES MOTIFS :
Se référant au dispositif de son arrêt du 9 août 1912 par lequel elle a cassé et annulé l’arrêt de la Cour d’Assises de la Seine-Inférieure, en date du 25 novembre 1910, dans celles de ses dispositions portant condamnation du dit Durand, ensemble les débats et la déclaration du jury ;
Dit que la culpabilité de Durand n’est pas établie ;
Ordonne que le présent arrêt sera affiché à Paris, à Rouen et au Havre, qu’il sera inséré au Journal Officiel, et en outre, publié, conformément aux conclusions de Maître Mornard, dans cinq journaux, au choix du mandataire de Durand, limite toutefois au maximum de deux mille francs le montant du prix des cinq publications réunies ;
Et statuant sur les conclusions aux fins de dommages et intérêts :
Attendu que la Cour possède les éléments d’appréciation suffisants pour fixer la forme et le chiffre des réparations ;
Dit n’y a avoir lieu d’allouer à Durand des dommages et intérêts sous la forme d’un capital, mais condamne l’Etat à lui payer : 1° une pension viager de quinze cents francs, 2° une somme annuelle de six cents francs représentant la pension alimentaire dont il est tenu vis-à-vis de sa mère : la dame Veuve Durand, le paiement de cette somme devant cesser à la mort de celui-ci, ces deux pensions payables par trimestre et d’avance à compter du 8 juin 1919 ; 3° une somme de cent francs pour frais de procédure nécessité par son état de démence ;
Rejette les conclusions pour le surplus ;
Ordonne que le présent arrêt sera imprimé, qu’il sera retranscrit sur le registre de la Cour d’Assises de la Seine-Inférieure et que mention en sera faite en marge de l’arrêt rendu par ladite Cour le 25 novembre 1910 ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, Chambre Criminelle, en son audience publique du 15 juin 1918 ;
…/…
sources : Mémoire de Chantal Ollivier (cf. bibliographie)