Alain, né Émile-Auguste Chartier le 3 mars 1868 à Mortagne-au-Perche (Orne) et mort le 2 juin 1951 au
Vésinet (Yvelines), est un philosophe, journaliste, essayiste et professeur de philosophie. Il est rationaliste, individualiste et critique.
L'auteur utilisa différents pseudonymes dont « Alain » pour signer différentes chroniques dans La Dépêche de Lorient (jusqu'en 1903) puis dans La Dépêche de
Rouen et de Normandie de 1903 à 1914.
ALAIN ET L’AFFAIRE DURAND
La philosophie d’Alain (de son vrai nom Emile-Auguste Chartier, 1868-1951) se propose avant tout d’apprendre à penser et à se défaire des préjugés. Son œuvre se résume pour l’essentiel à ce que l’on appelle les Propos, courtes chroniques hebdomadaires publiées dans les journaux sur les questions du bonheur, de l’esthétique et de la politique.
Politiquement, Alain peut être affilié à l’idéologie radicale, anti-extrêmiste et franchement méfiante à l’égard des positions socialistes plus tranchées des partis dits « ouvriers ». Sans appartenir au Parti Radical, ses positions politiques s’apparentent en de nombreux points à celles de ces représentants des classes moyennes qui souhaitent qu’un jour l’industrie revienne au système des petits ateliers familiaux et désirent souvent un bonheur individuel.
Il défend également des positions pacifistes, qu’il ne reniera jamais, même lorsqu’il s’engagera comme artilleur en 1914….
C’est dans cette perspective qu’il faut aborder les Propos des 6 et 12 janvier et du 13 février 1911 (Propos 1755, 1761 et 1793) concernant l’affaire Durand. Les deux premières chroniques sont publiées après l’intervention de Fallières signant le décret de grâce partielle qui commue la peine de mort en réclusion à perpétuité ; la troisième, juste avant la sortie de prison.
Dans sa logique de penseur à la fois humaniste et radical, il développe une ample métaphore de la guerre pour désigner les grèves : dans le contexte du début du siècle, elle installe immédiatement la méfiance et l’opposition de ceux qui, comme lui, sont pacifistes. Cette image est fondatrice de toute son argumentation.
Dans le premier Propos, il ironise sur ceux qu’il nomme les « prêcheurs de guerre » (tous ceux qui ont affirmé « [q]ue le prolétariat était une armée en bataille » dans la lutte des classes). Parmi eux, bien sûr, les syndicalistes, qui réclament d’être jugés (pour lui paradoxalement )avec la bienveillance d’un tribunal pacifiste.
PROPOS 1911
6 janvier 1911
1755 *
Le mouvement d'opinion en faveur de Durand ne se propage point selon les lois connues ; chacun veut bien reconnaître que les preuves étaient de faible valeur, et que la peine, même si les preuves étaient plus fortes, serait encore excessive ; mais ce n'est là qu'un froid jugement ; le cœur n'y est point. C'est qu'il s'agit d'un risque de guerre. Ce qui caractérise l'état de guerre, tout le monde le sent bien, c'est une injustice radicale ; les coups sont aveugles ; il ne faut plus chercher alors cette économie dans les peines, cette mesure dans la violence qui
caractérise le régime du droit.
Il faut bien retenir aussi les anciens discours ; il y était dit que notre droit n'avait que le masque du droit ; que nos juges et nos policiers n'étaient que la garde prétorienne du capital ; que l'ordre prétendu était un ordre de combat contre les travailleurs ; que par suite les travailleurs étaient de pauvres dupes s'ils estimaient quelque justice de cet ordre-là ; qu'ils n'en recevraient que des coups.
Que le prolétariat était donc une armée en bataille : que la menace et enfin la violence étaient les seuls arguments valables . et autres propos guerriers. Quant à ceux qui voulaient que l'on eût un peu de patience, que l'on fit crédit à la République, que l'on prît pour arbitre la volonté du plus grand nombre, que l'on comptât les réformes obtenues par la propagande, par des efforts justes, raisonnables, pacifiques. ceux-là étaient considérés comme des hypocrites
ou des niais.
Je n'invente pas ces discours ; je les ai entendus ; je les ai lus. Or il s'est trouvé que, par une erreur qui a de profondes raisons peut-être, le tribunal pacifique a jugé comme une cour martiale.
Il se trouve que Léviathan a fait. sans le vouloir, un geste violent, qui ne fut, heureusement, par la puissance du droit et des mœurs, qu'un geste de menace. Et voilà que l'on veut émouvoir, soulever la conscience universelle, au nom de la justice et du droit. Voilà que l'on discute les preuves, que l'on invoque les antécédents du condamné,
les circonstances du crime ; que l'on plaide, enfin, devant la conscience bourgeoise prise maintenant pour arbitre.
Ainsi les belligérants réclament pour un belligérant tous les droits et tous les privilèges de l'état de paix.
Sans aucun doute l'arbitre bourgeois jugera avec modération ; peut-être effacera-t-il tout à fait un jugement qui ressemble trop à un acte de guerre ; mais certainement avec une lenteur malicieuse, en se disant : "Tiens ! Cette guerre n'était donc pas une vraie guerre. Tous ces ennemis étaient donc des alliés. Tous ces appels à la violence n'étaient donc, comme autrefois les discours du camarade Briand, que des manières vives de parler ; les socialistes prétendent être traités en citoyens. Je n'en ai jamais douté. J'ai toujours pensé, quoi qu'ils pussent dire,
qu'ils étaient prêts à travailler avec nous, par les moyens de paix et de droit, contre tous les abus de force, contre toutes les injustices. Tout de même je ne suis pas fâché de les entendre dire et redire que la force n'est pas le droit et que la République n'est pas un champ de bataille où l'on galope par-dessus les blessés ". Voilà pourquoi cette révision se fuit au petit trot.
12 janvier 1911
1761 *
Il y a une haine et une colère contre la force, qui est force par ses effets, mais qui vaut hautement mieux que la force. C'est un haine qui vient de réflexion, lorsque, considérant le mécanisme de la nature humaine, et comment elle se met aisément en guerre emportée par ses premiers actes, on comprend comment les chefs d'État et les
chefs d'armée ont su se servir de l'homme comme d'un cheval de guerre, et l'amener par ruse et mensonge à une folie meurtrière, afin de jouer au grand jeu de la guerre.
Tout l'effort de la civilisation est de lutter contre les entraînements de ce genre.
C'est déjà bien assez et trop que quelque ivrogne, ou quelque orgueilleux, ou quelque amoureux déclare ici ou là une guerre privée, contre laquelle nous employons la force, que nous voulons mesurée et sans passion, des policiers et des juges. Encore sommes-nous disposés à pardonner souvent, lorsque le meurtrier pleure ensuite sur lui-même et jette son arme avec horreur. En vérité celui-là est encore avec nous en esprit, autant qu' il a une lueur de pensée ; il est encore en paix avec nous. Comme nous tous, il peut laisser galoper sa colère ; du moins il ne Ia fouette point de propos délibéré. L'expérience du crime l'a guéri à tout jamais du crime ; on peut du moins le croire. De là des verdicts que l'on juge faibles, et qui sont peut-être au fond très sages. Car le châtiment est inutile s'il s'ajoute à un vrai repentir. Et, d'autre part, il n'agit point du tout sur un homme qui ne se possède plus ; un homme fou de colère ne pense point à l'échafaud, ni au bagne, ni à aucun avenir ; la peine est alors une peine perdue.
Le pire des crimes, c'est le crime froidement voulu. C'est pourquoi un assassin cynique, et qui se dit en guerre déclarée toujours, trouve rarement grâce devant les jurys. Encore bien
moins s'il déclare explicitement que la guerre privée qu'il déclare est à ses yeux naturelle, légitime, sacrée. La guerre sainte, la guerre prêchée,
la guerre organisée comme seul rapport de droit, si l'on peut ainsi parler, voilà sans doute le crime qui réclame la répression la plus vigoureuse. Car ce n'est plus la guerre par entraînement ou
passion ; c'est la guerre approuvée, délibérée, voulue. Et encore faut-il distinguer ; la guerre contre un ennemi supposé, que l'on croit disposé lui-même à la violence, et qu'on veut désarmer en
prenant l'offensive, trouvera encore des excuses. Mais la guerre fratricide, la guerre contre ceux qui évidemment veulent la paix, qui n'attaquent point, qui ne provoquent point, c'est la guerre
même dans son essence ; c'est la guerre qui se donne comme nécessaire, comme vivifiante, comme arme du progrès. Qui ne reconnaît ici le grand jeu des rois ? C'est pourquoi, avec un instinct très
sûr, les pacifiques visent les prêcheurs de guerre, et, sans aller jusqu'à punir les discours, guettent le plus petit commencement d'action. En ce qui concerne Durand (1), je veux bien qu'on
examine s'ils se sont trompés tout à fait. Mais, si on prouve qu'ils se sont trompés, cela ne voudra pas dire que les prêcheurs de guerre peuvent compter dans l'avenir sur l'indulgence de
Monsieur Placide.
13 février 1911
1793 *
Si j'avais à traiter de l'affaire Durand comme un naturaliste décrit une variété de plante, ou comme un physicien analyse les conditions d'une ébullition ou d'une cristallisation, voici comment je présenterais la chose.
Au temps où l'accusation fut portée devant les juges, on était accoutumé en quelque sorte à considérer l'état de grève comme un état de guerre entre les ouvriers, les uns restant au chantier, les autres assiégeant le chantier afin de les en déloger. Ces guerres privées avaient troublé le jugement du plus grand nombre ; et certainement, chez les plus ardents des socialistes, cet usage de la force était considéré comme tout à fait légitime, comme inséparable, en quelque sorte, du droit de grève. Car, aux praticiens de la guerre civile autour des chantiers, se joignaient depuis s longtemps des théoriciens qui s'efforçaient de réconcilier la force et le droit, ennemis séculaires.
Pour mon compte, je pardonne aux praticiens, parce qu'une action décroche une autre action et que la colère grossit naturellement par le mouvement, c comme l'avalanche. Mais ces avocats de la guerre civile, ces philosophes de la violence, ces élégants organisateurs du massacre, j'avoue que je ne puis m'empêcher de les haïr ; et je n'oublierai jamais une seule minute que le Pacificateur d'aujourd'hui (1) fut l'un des premiers, l'un des plus habiles, l'un des plus élégants, et sans doute le moins sincère de tous ces professeurs de violence.
Beaucoup pensent comme moi, parmi ceux qui sont prêts à réaliser toute la justice. Mais ces sentiments ne trouvaient pas à s'exprimer avec force. En revanche, les violents criaient si fort, leurs prédications étaient si bien devenues une espèce de lieu commun, qu'ils pouvaient croire que la chasse au renard était comme une institution. De là vint qu'au moment du procès Durand, ni l'accusé ni ses amis n'eurent un seul moment l'idée que l'accusation de complicité par discours devait être prise au sérieux. Tout orateur d'opinions un peu avancées prêchait la guerre ; cela était de forme, et entré dans l'usage. Voilà, je crois, la vraie raison pour laquelle les témoignages contraires à l'accusation ne furent pas recherchés par la défense ; car, enfin, elle les aurait trouvés sans peine. Dans le fond, et sans s'en rendre bien compte, on attendait de la part des jurés une espèce de laisser passer sinon pour les actes de guerre, du moins pour les doctrines. Ainsi la défense, j'ose dire par bravade, laissa se formuler sur des témoignages mal critiqués, une formidable accusation .
Je l'ai déjà expliqué, les syndicalistes n'ont aucune idée de l'esprit public en ce pays. En bref, ils essayaient leurs forces.
Cette attitude fut-elle sentie ? Un jury a comme de longues antennes qui palpent les dangers publics. La riposte fut foudroyante, sans mesure ; elle révéla tout d'un coup la force de la paix et de l'ordre. Alors, dans l'autre camp, déroute ; je dis déroute ; je ne puis appeler autrement ce changement de tactique ; on n'entendit plus alors les professeurs de violence, ou plutôt ils devinrent instantanément des professeurs de droit ; et le condamné lui-même, dans ses suppliques, inclina plus qu'il n'était naturel de l'attendre, vers les idées de paix publique, d'ordre, de justice, et d'obéissance aux lois. Cette fois ils plaidaient non coupables, et repoussaient non pas seulement l'accusation de complicité directe, mais même l'accusation de complicité indirecte. Le public sentit qu'ils voulaient trop prouver. Voilà pourquoi la conscience publique est si lente à s'émouvoir. Et je demande aux plus avancés, pour qui je sens malgré tout une amitié sans mesure, de peser aux balances de la raison ces vérités désagréables que j'ai voulu leur exposer sans détour, comme je me les dis à moi-même.