Par effet de ricochet un livre est une histoire qui unit le passé et le présent dans une aventure tournée vers l'avenir. L'histoire de celui-ci était rangée dans un coin perdu de ma bibliothèque
mentale. C'est en consultant un catalogue sur Zévaco (!), qu'elle a refait surface. J'avais oublié ce livre. Il m'avait été offert il y a longtemps, rue du Cardinal-Lemoine, par
monsieur
Jean Cassou. A l'époque, je militais pour le C.A.R.E. (section française du Carrefour des Amis
de la République Espagnole) dont Cassou,
Colette Audry,
Gérard Desarthe,
Henri Alekan étaient les personnalités engagées. Je naviguais, jeune homme ébloui, au milieu de ce monde, fier de ma
chance et soucieux de bien accomplir mes actions militantes contre le franquisme. Je parlais peu. J'écoutais, absorbais et laissais mon esprit se débrouiller avec mon impatience du mieux qu'il le
pouvait. Jean Cassou était un grand bonhomme. Trop impétueux pour m'attarder sur sa carte de visite, je ne retenais du personnage (directeur-fondateur du Musée national d'art Moderne) que ses
faits d'armes : grand résistant grièvement blessé lors de la libération de Toulouse.
J'avais du mal à imaginer que l'individu que j'écoutais avec respect cachait derrière sa gentillesse et sa bonhomie un passé d'homme d'action. Ce soir-là, rue Cardinal-Lemoine, j'accompagnais un
réfugié politique espagnol, animateur du C.A.R.E, pour des histoires militantes auxquelles je ne comprenais goutte. J'écoutais et j'attendais. J'observais surtout. Au bout d'un moment, nous
partions. Avant cela, monsieur Cassou nous a fait patienter quelques instants. A son retour il avait un livre à la main. Il me l'a remis : « tenez, c'est pour vous… » qu'il a dit.
Ce livre était «
Boulevard Durand », d'
Armand Salacrou… Ce livre, je l'ai lu. Ce
livre, m'a été volé, avec d'autres livres, lors d'un changement hâtif de domicile. Ce livre fait son retour dans ma vie et j'éprouve une grande émotion à le partager avec les lecteurs de
Ruminances.
J'avoue avoir été déçu en découvrant qu'il s'agissait d'une pièce de théâtre. Déception vite compensée par la qualité du contenu. La relisant aujourd'hui, je m'en veux encore de m'être montré
aussi stupide à l'époque. Depuis que je l'ai reçu mes nuits sont agités. Des choses refont surface. L'histoire tourne et vire dans mon esprit comme si je lui devais autre chose que ce coin perdu
au fond de ma mémoire.
Armand Salacrou est né à Rouen en 1899. Son père, fils d'une famille de paysans (un rouge comme on disait) était
préparateur en pharmacie, originaire de la région d'Yvetot. A force de travail il obtint le diplôme d'herboriste. Ce qui lui permit d'ouvrir une officine au Havre vers 1900. Armand fit des bonnes
études. Très vite, vers les 16-17 ans, révolté, il dénonce la misère des docks et s'insurge contre la fortune et l'insolence des armateurs. Il écrit un texte de révolte, « l'éternelle
chanson des gueux ». Texte qu'il envoie à « l'Humanité » qui le publie. Après des études de médecine qu'il abandonne, il s'inscrit à la Sorbonne où il obtient ses licences. Il
fréquente les surréalistes, les peintres et devient l'ami de Dubuffet, Desnos, Antonin Artaud, Max Jacob, etc.
Après s'être essayé au cinéma, au théâtre et à la publicité avec des fortunes diverses - Salacrou n'était pas un homme de tout repos -, pas assez simple dans son écriture et un peu prolixe
dans son style, ayant, en outre, une idée très précise sur le compromis de l'artiste, il se fâchait assez facilement avec ceux qui lui donnaient des conseils. Dès lors que ses idées n'étaient
pas, selon lui, respectées, il claquait la porte. Ainsi de cette actrice heureuse lui annonçant qu'elle vient de décrocher le rôle dans l'une de ses pièces (« Histoire de rire »)
programmée à Bruxelles et à qui il rétorque que le rôle n'est pas pour elle. Mini-drame. Au final, la dame obtint gain de cause. Pas d'un commerce facile, monsieur Salacrou. Petit à petit, après
mille et une péripéties, et un travail de tous les instants, il devint le grand auteur que je découvris ce fameux soir des années 70 chez Jean Cassou.
Cette pièce est un drame en deux parties. Cette injustice historique est souvent présentée comme « l'affaire Dreyfus du pauvre ». Le terme est assez méprisable. Argutie d'escamoteur ou
maladresse de la part d'un admirateur ? Il n'existe pas de petites ou de grandes affaires, il n'existe et ne demeure qu'une chose unique dans le concert des élucubrations : l'injustice
et son horreur. Dans le cas de Jules Durand elle résulte d'une justice de classe. L'histoire se situe en 1910. Jules est un docker, puis, suivant les traces du père, devient
charbonnier-journalier. Très vite il est concerné par la lutte des classes et il s'investit dans les Bourses du Travail. Il lit Louise Michel, Prud'hon, Émile Pouget, s'acharne à apprendre et à
comprendre, rallie le syndicalisme révolutionnaire et devient secrétaire du syndicat des charbonniers.
Jules est passé par toutes les étapes de la condition humaine. De la misère et de l'ignorance au travail. Du travail à la prise de conscience et à l'engagement politique, avec ce que cela
comporte comme obstacles à franchir pour quelqu'un de sa condition. Pour atteindre cet état de dignité, il lui aura fallu du temps, de l'audace et une grande énergie. Il lui aura fallu côtoyer et
se battre contre la violence et les tares de son propre milieu, l'alcoolisme, la brutalité, la haine et la violence que tout cela engendre. Subir son semblable pour mieux comprendre l'injustice
sociale et rêver à une société plus humaine. Il lui aura fallu tenir bon contre le vent mauvais d'un patronat violent et retors, ignoble dans les mécanismes qu'il utilise pour le mettre hors
d'état de nuire. C'est en 1910 que le syndicat auquel appartient Jules lance une « grève illimitée » contre « l’extension du machinisme, contre la vie chère, pour une hausse des
salaires et le paiement des heures supplémentaires ». Pour contrecarrer le mouvement de grève, les compagnies portuaires et transatlantiques havraises embauchent des hommes qu'elles paient
trois fois plus chers. On nomme ces anti-grévistes, les « renards ». Plus tard on les appellera les « jaunes ». C'est là que commence la lente et inexorable descente aux
enfers pour Jules Durand : cinq hommes ivres se bagarrent. L'un des renards et quatre autres charbonniers grévistes se cognent violemment. Le « jaune » meurt le lendemain des
suites de la rixe. Les quatre charbonniers sont arrêtés et c'est le début de « l'affaire Durand ». Jules est accusé d'avoir fomenté la bastonnade qui a coûté la vie à un pauvre gars.
Devant ce drame, Jules Durand décide de l'arrêt du mouvement de grève… Un ouvrier est mort et il trouve cela intolérable.
C'est autour de cet événement que la pièce d'Armand Salacrou ouvre sa chronique. Sans misérabilisme, ni angélisme, il livre une description de la politique et des moeurs de l'époque avec
tendresse et conviction. Les personnages sont remarquables de vérité. On s'y croirait tant la peinture est illustrée. Un drame social qui se lit d'un trait. Sans presque respirer. Bien que nous
connaissions l'issue, on aimerait tant retenir le temps, faire machine arrière…
Certains aspects de cette lutte résonnent comme un écho dans le présent. Comme un télégramme du passé nous signifiant que si beaucoup de choses ont avancé, il reste encore beaucoup, beaucoup de
chemin à parcourir et des larmes à verser pour atteindre ce à quoi aspirait Jules Durand. Un homme honnête que le capital et la justice ont détruit. Il est mort fou. Condamné à mort, puis gracié
sous la pression des mouvements de solidarité en France, en Angleterre et aux Etats-Unis, il sera libéré en 1911 pour aller directement à l'asile où il mourra en 1926. Il sera déclaré innocent en
1918. Trop tard. Broyé par la machine capitaliste et un système judiciaire aux ordres.